La nuit
Lorsqu’elle se coucha, elle prit soin d’enlever ses lunettes. Elle les portait depuis sa tendre enfance, ce qui lui adoucissait le visage à l’aide de deux verres ronds et d’une monture noire qui tranchait avec le blanc de sa peau. Elle les posa sur sa table de nuit, celle de gauche, pas de droite car elle laissait toujours cette place-ci pour sa mère. Elle venait de temps en temps lui faire un câlin quand elle rentrait tard.
La table de nuit d’Eli, surnom d’Elisabeth, était rose à paillettes, même si avec les années, il n’en restait que de manière disparate sur la peinture. Le meuble était taché de vernis de différentes couleurs, renversées sur le dessus lorsqu’elle était plus jeune. Elle y laissait traîner toutes sortes de choses : des photos de familles prises au Noël précédent, une plante desséchée qu’elle n’avait pour ainsi dire jamais arrosée, son livre du moment ou encore ses carnets de gommettes 3D qu’elle adorait coller partout dans la maison, au grand désespoir de sa mère qui se retrouvait à devoir les chercher et les retirer au fur et à mesure.
Celle de sa mère, en revanche, était blanche, toujours impeccable et organisée. Eli n’avait laissé que la lampe de chevet rose, elle aussi, que sa mère lui avait rapporté de l’un de ses voyages et qui donnait une lumière douce, parfaite pour ne pas réveiller une enfant qui dort.
Elle lui laissait la place pour poser ses propres lunettes, son téléphone ainsi que ses clefs, avant que sa mère ne vienne se glisser dans le lit de sa fille pendant de longues minutes pleines de tendresse. Lorsqu’elle venait la serrer doucement dans ses bras, sa mère pensait qu’Elisabeth dormait. Or il n’en était rien. Elle attendait toujours cela avec impatience et lorsqu’elle réussissait enfin à s’endormir, le moindre contact de sa mère, le seul grincement dans l’escalier en bois la réveillait et elle se mettait aussitôt à sourire.
Mais cette nuit-là, sa mère ne vint pas. Eli posa ses lunettes et s’endormit sans que rien ne vienne perturber son sommeil.
Le matin arriva, et la jeune fille ne se réveilla pas. La lumière du jour qui habituellement traversait délicatement ses volets puis ses rideaux en voilage, ne parvenait pas jusqu’à ses yeux. L’heure avançait mais rien n’y faisait.
Au moment où elle se réveilla, elle ouvrit les yeux dans une pièce plongée dans la pénombre. Elle explora à tâtons le côté de son lit jusqu’à atteindre sa table de nuit. Elle chercha plusieurs secondes du bout des doigts avant d’avancer son bras, tentant de trouver ses lunettes, mais elles n’y étaient plus.
Surprise, elle se dit qu’elle n’avait peut-être pas entendu sa mère cette nuit-là et qu’elle avait dû les emporter afin de les réparer. Depuis plusieurs jours, elle avait une fissures le long de son verre gauche depuis qu’elle avait fait tomber ses lunettes du meuble de la salle de bain. L’entaille lui barrait la vue et lui donnait des maux de tête insupportables depuis lors.
Ravie d’apprendre que ses lunettes allaient être réparées, elle se dirigea lentement vers sa fenêtre afin de tirer les rideaux. Elle imaginait que le jour ne s’était pas encore levé mais elle voulait sentir la fraîcheur de la nuit sur son visage. Elle aimait beaucoup ouvrir sa fenêtre quand le jour n’était pas encore levé, car depuis celle-ci, elle pouvait observer l’orée de la forêt à quelques centaines de mètres, éclairée par la lumière de la lune. Elisabeth y voyait souvent une ribambelle d’animaux, comme des renards, des sangliers, des écureuils. Elle adorait cette forêt dans laquelle elle jouait depuis son plus jeune âge. Eli la connaissait d’ailleurs comme sa poche.
En avançant, elle se prit les pieds dans quelque chose qui traînait sur le sol et qui lui barrait la route. Elle trébucha mais se rattrapa sur le rebords de la fenêtre, juste à temps.
Des deux mains, elle écarta les rideaux et entreprit d’ouvrir la fenêtre, tant bien que mal. Elle était tellement ancienne que l’ouvrir demandait de gros efforts à la jeune fille, même si elle finissait toujours par y arriver.
La fenêtre avait l’air complètement bloquée. La fillette abandonna au bout de plusieurs minutes infructueuses. Bien qu’elle ne sache pas l’heure qu’il était, n’ayant pas de réveil ou de montre à disposition, elle se mit en quête de trouver un verre de lait avant d’essayer de se reposer encore un peu. Elle n’était absolument pas fatiguée, ayant l’impression d’avoir dormi durant des jours.
Sur la pointe des pieds, afin de faire grincer le parquet le moins possible, elle tourna la poignée de sa chambre et ouvrit la porte.
Elle avait toujours habité là et connaissait sa maison par cœur.
Sa chambre se trouvait au bout du couloir et, à sa gauche, se trouvait la salle de bain que sa mère et elle partageaient. La maison n’était pas très grande, mais pour deux elle suffisait amplement, même si sa mère se plaignait parfois de ne pas avoir de baignoire pour prendre un bon bain chaud certains soirs d’hiver. Elisabeth s’en fichait. Jamais elle n’avait eu ce besoin, car elle adorait sentir l’eau chaude couler sur son visage. C’était pour elle un moyen de se détendre et d’enlever de sa tête ses soucis d’enfant.
La jeune fille passa d’ailleurs par cette pièce dans le but de se mettre un peu d’eau fraîche sur le visage. Elle se sentait un peu embrumée et voulait essayer d’aller mieux.
Elle avança prudemment en direction du lavabo qui se trouvait au centre de la pièce, sur le mur du fond. Mais plus elle avançait, plus elle s’étonnait de la taille de la pièce. Elle lui semblait immense. Puis, elle arriva jusqu’à l’endroit où aurait dû se trouver le lavabo, mais il n’y avait rien. Eli le chercha à bouts de bras autour d’elle, et finit par le trouver sur sa droite. Assez perturbée par cette expérience déroutante, elle ouvrit le robinet. Elle grelotta – l’eau était glacée et il faisait froid dans la maison depuis qu’elle était sortie de sous sa couette.
Elle mit ses mains en forme de coupe afin de retenir l’eau à l’intérieur et les posa sur son visage, mais l’eau s’évapora presque immédiatement. Il lui était impossible de la retenir dans ses mains, qui n’étaient d’ailleurs qu’à peine mouillées. La fillette commençait réellement à se poser des questions. Peut-être n’était-elle pas encore réveillée ? Tout cela lui semblait irréel.
Encore sous le choc, elle sortit de la pièce, emportant sa robe de chambre avec elle pour se protéger du froid qu’elle ressentait.
Le plus discrètement possible elle se rapprocha des escaliers, qui se trouvaient juste à côté de la chambre de sa mère, Sabrina. Eli ne voulait surtout pas la réveiller, elle savait qu’elle travaillait énormément et qu’elle avait besoin de repos.
Se retenant presque de respirer, elle se tint à la rampe et entreprit de descendre au rez-de-chaussée. Les marches lui semblaient complètement distordues et elle faillit perdre l’équilibre bon nombre de fois. Arrivée en bas, la jeune fille se dirigea vers la cuisine. La pièce se trouvait sur la droite de l’escalier, puisque juste en face se trouvait le salon et, entre les deux, la salle à manger. Ces trois espaces étaient dans la même pièce, mais la mère d’Eli avait réussi à créer une ambiance chaleureuse et à séparer visuellement les trois espaces.
Cependant, lorsque la petite fille tourna à droite, elle se prit le mur de plein fouet. Un peu sonnée et complètement déboussolée, elle resta immobile plusieurs secondes. Comment était-ce possible ?
Effrayée, elle remonta le plus vite possible, toujours en faisant bien attention à ne pas faire de bruit et entra dans sa chambre. Eli fonça vers son lit et se remit sous sa couette. Elle ne parvint pas tout de suite à s’endormir, mais finalement, épuisée, elle sombra dans le sommeil.
C’est la lumière du jour qui la réveilla cette fois-ci. Elle tourna la tête vers sa table de chevet, et y trouva ses lunettes, toujours fissurées, qui étaient posées à l’endroit même où elle les avait laissées.
Encore sous le choc de ce qu’elle avait vécu durant la nuit, elle mit du temps à se lever.
Lorsqu’elle regarda l’heure qui était affichée sur sa montre, posée sur sa table de chevet, elle fut bouche bée : elle avait dormi toute la journée. Sa mère ne l’avait même pas réveillée pour aller à l’école, c’était très étrange.


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